Anne Hebert (1916-2000) Grande romancière canadienne (prix Fémina en 1982 pour « Les fous de Bassan ») mais aussi poète (Le jour n’a d’égal que la nuit - Seuil 1992)
Petit désespoir
La rivière a repris les îles que j’aimais
Les clefs du silence sont perdues
La rose trémière n’a pas tant d’odeur qu’on croyait
L’eau autant de secret qu’elle le chante
Nos petits désespoirs :
l’écureuil parte trop vite sans donner son adresse.
les perles des huîtres se cachent toujours pour mourir.
les nouilles chinoises sont vivantes quand on les mange.
la belle petite robe noire est toujours trop petite.
les Roumains jouent si mal du violon.
les trains partent toujours à l’heure quand je suis en retard et toujours en retard quand je suis à l’heure.
l’île de Pâques est trop loin même à Noël.
les collants filent et les soldats se défilent trop vite.
savoir jouer du piano ne se prend pas en comprimés
Monique
Le ciel surnage, toujours gris, sur les toits de Paris.
L‘oiseau tout engourdi me refuse son chant.
Le soleil n’a souri qu’un bien trop bref instant.
A peine m’a-t-il touché qu’il est déjà parti.
Qu’il faut de pas encore pour rentrer jusqu’au nid.
Les fleurs de l’arbre sous la neige s’en sont allées avec la pluie.
Le printemps est trop loin et ton sourire aussi.
Rien ne semble jamais abolir la distance.
Olivier
Les gouttes de pluie sont les larmes que je n’ai pas versées.
La lumière n’est jamais totale.
Derrière les sourires, les grimaces.
La laisse de la mer n’a de cesse.
Les fleurs se fanent trop vite.
Il n’y a pas de musique sans silence.
L’origine est perdue à jamais.
La rosée du matin ne dure pas.
La neige devient vite grisonnante.
Catherine
La neige a fondu avant le printemps.
Le gel a fripé mes pensées du balcon.
Le pic épeichette a laissé dans l’arbre ses petits trous en plan.
Cette nuit, le vent m’a susurré des cauchemars.
J’ai vécu si longtemps que j’ai fini par en mourir.
En grattant le sol, j’ai découvert des ancêtres, sans nom.
En soufflant dans le vent, j’ai cru perdre mon âme.
Des pleurs aux larmes, je veux survivre.
Ciel gris, ciel bleu, il a plu.
Lise -Noëlle
La cabosse tient la fève
Le chocolat me tient.
La mer ne sera jamais rouge.
Le jardin renaîtra au printemps mais pas le camélia que la neige a brûlé.
Le temps n’est pas toujours à l’heure.
Anne
Les petits désespoirs
Les rêves ne sont pas toujours merveilleux.
Le soleil couchant ne s’attarde pas assez.
Le gazouillis des oiseaux est parfois trop lointain.
La neige immaculée est si vite salie.
Le vent dans les roseaux est souvent trop discret.
Quand la nuit est profonde trop de lumières l’éclairent.
Marie-Madeleine
Le paon montre son cul et tout le monde s’extasie.
La lavande dégage une odeur de w.c.
Le brouillard ne cache aucun mystère.
L’arc en ciel manque de vigueur.
Le chocolat me donne une crise de foie/foi : je crois que je vais me convertir.
Le lierre incarcère le roi dans son château.
Le foie gras me gave.
Ma plume est sèche et je n’ai plus de larmes.
Jean-Baptiste
Le rouge gorge, ami du jardinier, ne se laisse pas approcher.
La mémoire est oublieuse.
Les rides ne mentent guère.
Derrière les lilas blancs mon voisin a installé un jacuzzi.
Les grenades explosent parfois sans bruit.
Claire
Elle tourne les talons et file silencieuse et obstinée, me laissant à la solitude.
La caméra refuse de prendre en plan large la superbe héroïne sortant de son bain !
Je ne rencontrerai jamais Milady ni Aramis.
La clé qui tourne sur la maison vide et taciturne, à la fin des vacances.
Arnoul